Demande d'espaces gracieux

Les experts de l’observatoire des tendances émergentes d’Ipsos reviennent sur les profondes mutations de nos sociétés et nos modes de vie. Nous entrons dans un monde où les frontières se modifient en permanence. De notre propre corps à la sphère professionnelle, en passant par l’univers des loisirs, le  blurring  touche de plus en plus de domaines. Face à cette évolution, deux options s’offrent aux individus comme aux entreprises : recréer des frontières rassurantes ou accepter de vivre et d’innover dans un monde hybride.

 Bistronomie ,  freemium ,  hubot ,  phablette ,  flexitarien ,  mook ,  vapotage ,  sexting … Les mots-valises se sont multipliés ces dernières années de façon spectaculaire. Cette floraison lexicale ne tient pas au hasard. Elle traduit l’accélération du changement auquel nous assistons dans de nombreux domaines et l’effacement des frontières qui en résulte. Nous vivons l’émergence d’un monde hybride où les lignes ne cessent de bouger et produisent, du même coup, un effet de flou généralisé. Derrière cette impression d’un monde flottant, il y a pourtant bien une réalité : dans de nombreux domaines de notre vie, les frontières traditionnelles sont devenues beaucoup plus troubles et beaucoup plus ambigües.

1. Le brouillage des frontières du corps

Une santé moyenne qui ne cesse de s’améliorer, une espérance de vie qui monte en flèche, une assistance technologique de plus en plus répandue (un Américain sur cinq  surveille aujourd’hui sa santé grâce à un terminal technologique) : notre rapport au corps est en train d’évoluer fortement.

La première conséquence qui en découle est psychologique : nous nous sentons de moins en moins  vieux . Jusque tard dans la vie, nous avons le sentiment d’une jeunesse intérieure et nous éprouvons le désir de multiplier les projets d’avenir. Il est loin le temps où, dès l’âge de trente ans, une grande partie de l’existence était déjà jouée. En Europe comme aux Etats-Unis, au Japon comme en Chine, près de 80% des personnes interrogées dans nos enquêtes ont la conviction que  tout peut recommencer à n’importe quel âge . Les quinquagénaires ou sexagénaires d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec leurs prédécesseurs. En termes d’habillement, de loisirs ou de styles de vie, ils ont adopté des comportements parfois troublants car proches de ceux des adolescents. Passés cinquante ans, de plus en plus de femmes expriment le désir de profiter de leur vie et retrouvent les envies de leur jeunesse.

Une autre conséquence de ces évolutions est physique. Les hommes sont de plus en plus capables d’intervenir sur leurs corps, comme en témoignent certaines opérations retentissantes de la chirurgie. Bientôt, les individus vont également pouvoir intégrer les technologies de l’information à même leurs corps. Le tatouage électronique actuellement à l’étude dans certains laboratoires en est le meilleur exemple. A terme, un simple tatouage muni de micro puces électroniques reliera chaque patient à son médecin personnel. Cela lui permettra de surveiller sa santé de près et de prévenir plus rapidement les risques sanitaires.

Les frontières entre la vie et la mort sont, elles aussi, en train aussi de bouger. En septembre 2013, Google a annoncé son objectif d’allonger la vie humaine. Cette annonce traduit un fait majeur : les destins respectifs de la médecine et des technologies de l’information sont désormais de plus en plus imbriquées. Si les objectifs du mouvement  trans-humaniste  sont peut-être très utopiques (produire des êtres humains éternels), il influence néanmoins de plus en plus les imaginaires de nombreux chercheurs. La course à l’immortalité est lancée !

D’ailleurs, l’évolution de la recherche et de la pratique médicales est un bon exemple de l’effacement des frontières que nous sommes en train de vivre. Depuis quelques années, la tradition et la modernité ont trouvé de véritables terrains d’entente. Ainsi,  la médecine conventionnelle ne s’oppose plus aujourd’hui aux médecines alternatives. De plus en plus d’universités américaines étudient les effets de l’acupuncture sur le cerveau. En France, un grand nombre de facultés et de centres de cancérologie (CHU, centres hospitaliers et cliniques privées) ont inscrit les médecines alternatives et complémentaires dans leur offre standard.

Même les frontières entre les sexes sont à présent remises en cause. Le 1er novembre 2013, l’Allemagne est devenue le premier pays européen à reconnaître un troisième genre. Suivant l’exemple de plusieurs pays (Australie, Nouvelle Zélande, Népal…),  il est désormais possible d’indiquer sur les certificats de naissance, à côté des cases   homme  et  femme , une case  sexe indéterminé . Les  transgenres , comme on les désigne, sont-ils porteurs d’une nouvelle définition de l’humanité ?

2. Renversement des modèles économiques et culturels

L’effacement des frontières traditionnelles s’observe également en ce qui concerne les modèles culturels et économiques.

Sur le plan culturel, c’est désormais un phénomène de plus en plus visible : le  Sud  (au sens large) inspire le nord. De plus en plus de produits pensés en dehors des Etats-Unis ou de l’Europe y connaissent de grands succès. L’exemple des produits d’hygiène et des cosmétiques est connu. Des shampoings conçus au Brésil sont des best-sellers dans le monde.  La Corée du Sud influence de plus en plus les crèmes de beauté des Occidentales. En matière de technologie, les applications mobiles venues du Japon ou de Chine (Line, WeChat) débarquent depuis plusieurs mois en Occident avec la ferme ambition de détrôner les Twitter et Facebook qui y règnent en maîtres. Dans un proche avenir, des marques chinoises ou brésiliennes prendront une part de plus en plus prégnante en Amérique du nord ou en Europe.

L’économie est aussi marquée par des bouleversements qui abolissent les frontières entre les producteurs et les consommateurs. La diffusion des imprimantes 3D d’un côté et celle des objets connectés, de l’autre, sont les deux grands tournants de ces dernières années. Ils obligent à repenser radicalement nos modèles traditionnels de production et de gestion. De fait, les imprimantes 3D rendent caduque la séparation entre le fabricant et l’utilisateur final. Désormais, ce dernier a la possibilité de produire lui-même des objets, des maquettes ou des pièces de rechange. Les premières imprimantes sont déjà présentes dans certains bureaux de poste. Dans ce contexte, les industriels n’ont qu’à bien se tenir, car les rôles vont se modifier, voire s’inverser dans un proche avenir. Par ailleurs, en connectant les objets à Internet, les individus s’offrent de nouveaux conforts qui font fi des frontières habituelles. A l’avenir, de nombreux objets que nous utilisons quotidiennement s’autoréguleront sans que nous ayons à bouger le petit doigt : automobile, réfrigérateur, thermostat,…. Les objets devenus intelligents augmenteront notre confort et optimiseront notre consommation. Les individus s’émanciperont de prérogatives jusque-là dévolues à des intermédiaires. Ils pourront contrôler eux-mêmes à distance une partie des opérations aujourd’hui réalisées par des entreprises spécialisées.

3. Les mariages de la fiction et de la réalité

L’effacement des frontières entre la fiction et la réalité est une autre des évolutions majeures de ces dernières années. L’un des phénomènes les plus marquants est l’apparition de stars virtuelles dans le monde réel, comme Hatsune Miku au Japon, ou l’apparition de stars bien réelles dans des univers virtuels comme les jeux vidéo, tels Ellen Page ou Willem Dafoe dans Beyond. Dans les deux cas, c’est l’émergence d’un univers hybride où nos repères les mieux ancrés ne fonctionnent plus. Hatsune Miku n’existe pas en chair et en os, mais sa voix bien réelle issue des logiciels de synthèse de Yamaha a conquis les cµurs de dizaines de millions de fans Chinois ou Japonais. Quant à Beyond, en intégrant des acteurs  réels , le monde du jeu vidéo innove en se rapprochant de la vie réelle. Les individus s’habituent peu à peu à vivre dans un univers hybride où fictions et réalités sont de moins en moins dissociées les unes des autres. En France, le succès du  Gorafi  (parodie du Figaro) montre l’engouement des individus pour des supports qui transforment l’information en fiction pure.

Dans ce contexte, le succès du  selfie  (autoportrait via smartphone) favorise également une mise en scène de soi qui repousse les frontières entre réel et imaginaire. En 2013, 48% des Français utilisent leur smartphone pour se prendre eux-mêmes en photo. Ils n’étaient que 25% à faire la même chose l’année précédente. Cette pratique se diffuse très rapidement et bénéficie de l’impact considérable des nouveaux moyens de communication. Les adolescents raffolent de l’application Snapchat, une autre façon d’intensifier leur expérience du présent en y introduisant les effets de la mise en scène de soi. Quant aux concepts de  villes intelligentes  qui commencent à émerger dans certains pays d’Asie (Corée, Taiwan) ou en Europe du nord (Finlande), ils contribuent eux aussi à brouiller les frontières en révélant à chaque piéton des informations jusque-là accessibles uniquement dans des lieux précis. Désormais, la ville vous parle à chacun de vos pas pour peu que vous soyez équipé du précieux sésame (un smartphone ou une tablette) et que vous preniez la peine de vous synchroniser aux nouveaux langages de la ville. Virtuel et physique se mélangent et augmentent du même coup votre expérience de la réalité.

4. Apprendre et travailler demain

L’univers professionnel n’est pas épargné par le brouillage des frontières. Dans les économies touchées par la crise, nombreux sont ceux qui ont été contraints de cumuler plusieurs jobs pour préserver leur niveau de vie. Mais ce qui constitue une solution provisoire pourrait bien, à l’avenir, devenir un modèle pour certains. Les jeunes générations sont en effet plus ouvertes à ce type de solution. 38% des moins de 30 ans déclarent en 2013 qu’ils  aimeraient bien exercer plusieurs métiers à la fois . Ils sont également majoritairement favorables au télétravail. 71% des moins de trente ans le disent aux USA, 56% en France et 52% en Allemagne. Ces tendances redéfinissent les frontières de la sphère professionnelle. Il sera de plus en plus fréquent de rencontrer des personnes cumulant plusieurs activités : décorateur une moitié de la semaine, informaticien ou comptable l’autre moitié.

En outre, dans le cadre de leur travail, les gens ont aujourd’hui de moins en moins de réticence à reconnaître qu’ils s’occupent aussi de leurs affaires privées. Revers de la médaille : de plus en plus de personnes continuent à travailler une partie de leur weekend ou pendant leurs vacances.  L’explosion des terminaux mobiles a fait exploser du même coup les frontières entre vie privée et vie professionnelle. On ne sait plus mettre une limite entre le temps consacré au travail et le temps consacré au loisir…

Last but not least, avec le développement des cours en ligne (les fameux MOOC : Mass Open Online Course), les frontières entre les institutions universitaires et leurs élèves sont également en train d’être remises en cause. Là encore, la géographie s’émancipe de ses limites traditionnelles et offrent des perspectives inédites à de nombreux individus.

5. Le  blurring  du quotidien

Notre vie quotidienne est également affectée par l’effacement des frontières. Signe des temps : les premières discothèques du matin sont apparues en Grande Bretagne. On peut y danser dès sept heures et y trouver la réserve d’énergie nécessaire pour toute la journée. Dans ces lieux, on ne sert pas d’alcool, mais des jus de fruit vitaminés…

Le succès grandissant du Replay (68% des téléspectateurs français y ont déjà goûté)  ou du podcast modifie également notre rapport aux médias. Nous devenons beaucoup plus flexibles dans notre vie quotidienne, et nous ajustons nos consommations de médias à nos envies en ignorant les frontières habituelles. Plus de rendez-vous à heure fixe. C’est nous qui décidons de regarder un film, d’écouter une émission de radio, etc. Au fond, c’est nous qui plaçons les frontières qui nous conviennent le mieux…

Dans le domaine de la restauration, le succès croissant de la  bistronomie  ou du fast food version premium, montre là encore que les frontières classiques sont en train de tomber. Les codes changent, les hiérarchies évoluent. Le futur est dans le mélange et le renversement des catégories. De ce point de vue, le potentiel d’invention est infini.

 Nous sommes tous des frontaliers 

On pourrait multiplier les exemples. La conclusion de ce passage en revue des frontières mouvantes est la suivante : nous sommes en train de devenir des frontaliers sans même nous en apercevoir. Qu’est-ce qu’un frontalier ? C’est un individu qui ne cesse de traverser une frontière parce qu’il vit à leur proximité. C’est un fait, nous ne cessons d’en traverser. Allons plus loin : les frontières que nous traversons ne sont elles-mêmes pas stables. Elles se modifient très rapidement. D’où l’impression de flou que nous avons régulièrement. Face à cette évolution, nous devons adopter une mentalité de  frontalier . Cela n’est pas simple tous les jours. Et certains sont beaucoup mieux armés que d’autres pour adopter cet état d’esprit. Car vivre en frontalier, c’est accepter de vivre dans un flou récurrent qu’il faut apprendre à rendre plus clair, plus visible. C’est développer des stratégies  hybrides  qui s’adaptent au monde mouvant qui est le nôtre désormais. C’est innover en imaginant les produits ou les services qui répondent à ces nouvelles situations. Et nous n’en sommes qu’au début…

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