Demande d'espaces gracieux

Le président de Vivendi Content et directeur général de Havas Media Group annonce pour la télévision une révolution technologique autour de la publicité ciblée.

Pas besoin de lui poser une question : Dominique Delport, 49 ans, parle de l’avenir de la télévision tel un professeur qui donnerait un cours magistral dans une université. Le patron des contenus du groupe Vivendi et homme de confiance de Vincent Bolloré regrette qu’après quinze ans de numérisation des médias les chaînes n’aient pas réussi à terminer leur mue numérique.

Vous avez lancé, le 25 novembre 2016, l’application Studio + qui propose des séries numériques haut de gamme destinées aux smartphones. Le mobile est-il la télé de demain ?
Le mobile est devenu le premier écran. Il n’y avait pas de contenus « premium » pour ce support, nous avons donc créé un genre et un format (dix épisodes de dix minutes). Malgré tout, la télévision reste le moyen le plus efficace et le plus économique pour toucher une très large audience à un moment « T ».

Pour les annonceurs, la télé est encore parée de mille vertus. Certains d’entre eux l’avaient désertée et y sont revenus ; les stars de l’e-commerce se sont rendu compte de la puissance de la télévision, y compris pour vendre en ligne. En revanche, il y a des publics plus durs à attraper en télé : les jeunes et les CSP + qui sont sous-consommateurs de télévision et la regardent de manière décalée.

Justement, le replay, le succès de Netflix, ou l’apparition de nouvelles applications comme Studio + obligent à redéfinir la télévision. Quelle est la raison d’être d’une chaîne ?
Dans un monde fragmenté où votre audience est divisée entre le direct et le différé, la marque d’une chaîne est en compétition avec la marque d’un contenu. Si je suis accro à Game of Thrones, j’irai voir cette série quoi qu’il m’en coûte et quelle que soit la plate-forme : sur HBO aux Etats-Unis, sur OCS et Canal en France, en replay, sur l’iTunes Store et sur un site pirate. La marque de ce contenu devient plus importante que la chaîne qui l’abrite. Ce qui est très important dans le rôle de marque d’un média, c’est d’être bien clair dans la promesse. La télé a toujours une puissance de feu mais a des éléments de fragilité, notamment dans son modèle économique, qui font penser qu’elle a un impératif de renouvellement. Or, il y a eu un peu d’inertie de sa part ces quinze dernières années.

C’est-à-dire ?
Plus les pays sont « digitalisés », plus l’évolution et la fragmentation des audiences s’accélèrent. Sur la télé gratuite, un des indicateurs de la modernité des chaînes et de leur capacité à anticiper les défis de demain est la part du numérique dans leur revenu. En France, elle est aujourd’hui de moins de 5 %. Quinze ans après l’avènement du numérique, les télévisions en clair ont réussi la numérisation de leur programme mais pas de leur revenu.

Alors comment peuvent-elles survivre dans un monde où les contenus sont globalisés et numérisés ?
La télévision coûte cher et jusqu’à présent, c’est la publicité qui finance les contenus. 80 % de la croissance digitale est absorbée par deux acteurs mondiaux seulement : Facebook et Google. Et 100 % de leurs revenus sont des revenus publicitaires. L’argent vient à manquer pour la télévision : ce qui veut dire des réductions de coût, beaucoup plus de coproductions, et la nécessité pour des groupes comme TF1, M6 et France Télévisions de passer d’une logique de porte-avions à une logique de flottille. Il faut diversifier ses offres.

Le monde de la télé gratuite va vivre, dans les cinq prochaines années, une révolution technologique – qui aura un impact industriel – autour de la publicité programmatique. Les publicités qui ciblent vos goûts ou votre localisation vont arriver. Ce ciblage va redonner encore de l’intérêt à la télévision, mais il y aura plus de monde autour du gâteau.

Qui va s’occuper de la révolution industrielle de la télévision à l’heure du programmatique pour la télé gratuite et de la recommandation et des algorithmes pour la télé payante ? C’est l’une des grandes questions.

Les opérateurs télécoms sont intéressés par la télévision. Est-ce à dire que celui qui les contrôlera régnera sur les contenus ?
Qui pensera « Telco » aura en tout cas une capacité supplémentaire à distribuer ses contenus. Ce que l’on revendique chez Vivendi, c’est d’être « Telco Friendly ». Vous prenez les trois plus gros opérateurs en Europe, ils ont 650 millions de clients à eux trois. C’est ça la puissance.

Pour vous, le modèle de puissance, ce n’est pas Netflix, qui investit 6 milliards de dollars dans des contenus originaux ?
Nous, nous ne les mettrons pas, en tout cas, car ce n’est pas un modèle viable. Netflix ou Amazon, c’est une vision américaine du monde. J’adore les Etats-Unis mais les gens ne voudront pas regarder que des séries américaines. Qu’on le veuille ou non, quand on prend les 100 premières audiences des séries dans le monde, 85 sont des séries locales.

Les gens sont attachés à leur culture, en particulier en Europe. Je rappelle que Disney s’est inspiré des contes de Perrault ou des frères Grimm pour ses dessins animés. Il y a une nécessité de constituer de grands acteurs européens qui vont pouvoir investir sur des histoires européennes destinées à un public international.

Devenir l’acteur européen qui arrive à faire émerger des histoires locales et les vendre dans le monde entier est une belle ambition. Les deux machines Netflix et Amazon vont prendre 50 % du marché mondial de la SVoD [vidéo à la demande sur abonnement], il reste 50 %. Le vrai sujet industriel à l’échelle de Vivendi est de continuer à produire des contenus de premier rang international et que le Groupe Canal, grâce notamment à StudioCanal, devienne l’un des premiers pôles de contenus au monde.

Mustapha Kessous

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